« J’ai toujours été curieuse de savoir combien il y avait d’humain en l’homme, et comment l’homme pouvait défendre cette humanité en lui », a écrit Svetlana Alexievitch, qui, depuis Les Cercueils de zinc et La Supplication, a su garder vivante la mémoire de cette tragédie qu’a été l’URSS, en écrivant la destruction d’un grand espoir. À soixante-sept ans, Svetlana Alexievitch, écrivaine dissidente restée inébranlable à côté des victimes et qui relie dans ses écrits la petite avec la grande histoire, est devenue la 14e femme et la première auteure biélorusse à remporter le prix Nobel de littérature ; l’année même, qui a vu Alexandre Loukachenko, président autocrate de la Biélorussie, au pouvoir depuis 1994, obtenir un cinquième mandat avec un score presque nord-coréen de 83,49% des voix. Après plusieurs séjours « obligés » à l’étranger, Svetlana Alexievitch vit de nouveau en Biélorussie ; pays ou ses livres demeurent introuvables en librairie et inconnus des circuits officiels de distribution.
Svetlana Alexievitch (née le 31 mai 1948 en Ukraine) – fille d’un couple d’instituteurs, diplômée de la faculté de journalisme de Minsk -, publie en 1985 son premier livre, La guerre n’a pas un visage de femme ; un recueil de témoignages d’anciennes combattantes de la Seconde Guerre mondiale, provoque une énorme polémique. L’ouvrage est jugé « antipatriotique, naturaliste, dégradant » et relevant de la haute trahison. Son livre, soutenu par Gorbatchev, se vend néanmoins à plusieurs millions d’exemplaires. Toujours en 1985, paraît Derniers témoins, la guerre vue par des femmes et des hommes qui, à l’époque, étaient des enfants. Les Cercueils de zinc (1990), recueil de témoignages de soldats soviétiques partis se battre en Afghanistan, est un nouveau scandale suivi d’un procès. Ensorcelés par la mort (1993), sur les suicides qui ont suivi la chute de l’URSS, est publié avant La Supplication (Tchernobyl), chronique du monde après l’apocalypse (1997), est interdit aujourd’hui encore en Biélorussie. La Fin de l’homme rouge ou lLe temps du désenchantement (Actes Sud, 2013), enfin, est un livre au sein duquel Svetlana Alexievitch invente une forme littéraire polyphonique singulière, qui fait résonner les voix de centaines de témoins brisés, issus d’« une expérience de laboratoire unique par son ampleur et sa durée. »
La méthode de Svetlana Alexievitch : aller au-devant des gens, les laisse raconter, se raconter mais pour préciser aussitôt : « Je me sers du journalisme pour me procurer les matériaux, mais j’en fais de la littérature… je guette toujours dans toutes les conversations, publiques ou privées, ce moment où la vie, la vie toute simple, se transforme en littérature. » La Fin de l’homme rouge comporte des histoires d’amour, des gens simples et sincères et d’autres moins. Il est aussi question du déchirement des mères et du désespoir des enfants déportés ; de staliniens demeurés fidèles à l’orthodoxie malgré le goulag ; de soviétiques ahuris devant le capitalisme, et toujours ces questions qui torturaient déjà Dostoïevski : pourquoi est-on prêts à sacrifier sa liberté ? Comment le désir de faire le bien peut-il déboucher sur le mal absolu ? Comment expliquer la noirceur de l’âme humaine ? Par quels mystères de jeunes idéalistes se transforment-ils en leaders sanguinaires ? À Svetlana Alexievitch, en guise de réponse, de citer le philosophe Friedrich Steppuhn : « En tout cas, nous ne devons pas oublier que ceux qui sont responsables du triomphe du mal dans le monde, ce ne sont pas ses exécutants aveugles, mais les esprits clairvoyants qui servent le bien. »
Ces questions nous les retrouvons au cœur du volume de la superbe collection thesaurus, que les éditions Actes Sud (qui, après Imre Kertész en 2002, obtiennent « leur » deuxième Prix Nobel de littérature), consacrent en octobre 2015 à l’auteur de La Fin de l’homme rouge. Ce volume contient trois « romans de voix », mêlant les témoignages les plus terribles et les plus intimes de deux tragédies du siècle soviétique : la Seconde Guerre mondiale, racontée du point de vue des femmes qui l’ont vécue (La guerre n’a pas un visage de femme) et de ceux qui n’étaient à l’époque que des enfants (Derniers témoins), et la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (La Supplication). En s’attachant au quotidien, aux détails prosaïques qui font une vie, Svetlana Alexievitch compose des polyphonies singulières loin de la doxa patriotique, héroïque et sacrificielle. L’entrelacs des voix formé par ses récits restitue les émotions humaines dans toute leur complexité, et donne à voir, derrière le miroir, la vaste fresque tragique du siècle soviétique.
Karel HADEK
Svetlana ALEXIEVITCH : Œuvres, traduites du russe par Galia Ackerman, Anne Coldefy, Paul Lequesne, Pierre Lorrain, 800 pages, 26 € (Actes Sud).
Svetlana ALEXIEVITCH : La fin de l'homme rouge, ou le temps du désenchantement, traduit du russe par Sophie Benech, Michèle Kahn, 544 pages, 24.80 € (Actes Sud)
Crédit photo MARGARITA KABAKOVA AFP