Poète, romancier, critique ; notre cher GEC, qui a fêté ses cent deux ans le 3 mai 2016, est, on le sait, l’auteur d’une œuvre considérable. En fiction, la trilogie du Pain noir, certes, mais pas seulement, car c’est bien la poésie qui d’un bout à l’autre innerve, habite sa vie comme son œuvre, qui est l’une des plus importantes de sa génération, laquelle ne fut pas avare de talents.
Dans Le temps d’apprendre à vivre, GEC repasse une nouvelle fois au crible sa vie de jeune homme. Il s’agit du quatrième tome de ses livres autobiographiques, après L’Enfant double (1984), L’Écolier des rêves (1986) et Un jeune homme au secret (1989). Le temps d’apprendre à vivre (titre tiré d’un vers d’Aragon : Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard) couvre la période 1935-1947.
Du No pasarán ! de la guerre d’Espagne aux prémices de la guerre froide, la guerre perpétuelle est bien la toile de fond du récit, au sein duquel le poète nous entraîne en sa compagnie, en celle de ses amis et d’Anne (décédée en 2014 à l’âge de cent un ans), sa future épouse, au gré de leurs rencontres, de leurs espoirs, de leur intense force de vie. Robert Margerit, Jean Blanzat (l’aîné et complice limousin, le maître à penser), le peintre Lucien Coutaud, Joë Bousquet, Louis Aragon, Raymond Queneau, Michel Leiris, Claude Roy, Pierre Seghers, Pierre Emmanuel, Max-Pol Fouchet, et tant d’autres encore, membres et acteurs d’une génération dont GEC écrit qu’elle lui apparaissait soumise à deux forces contraires. Celle de « l’enthousiasme d’une jeunesse qui attestait que la poésie, comme le voulait Rimbaud, vînt changer la vie » ; celle de la « chute de l’Europe dans la criminalité mortelle, représentée par les nations totalitaires. »
On l’aura compris, cette période de 1935-1947, que GEC nomme « mes années d’apprentissages », est marquée par les évènements majeurs et tragiques de l’histoire contemporaine, laquelle dépasse sa propre histoire personnelle ; ou plutôt, laquelle se mêle étroitement à son histoire personnelle, tant GEC fut est et demeurera avant tout un Poète de la poésie vécue. Il est donc impossible de faire une seule lecture unilatérale de ce Temps d’apprendre à vivre, qui, passionnant livre de mémoires, contenant bien des passages poignants (sur Joë Bousquet, entre autres), est tout autant un livre d’Histoire éclairé, une chronique des plus avisées de la poésie française ; un livre de poète : « Mais qu’aurais-je appris de la vie au terme de mes années de pneumothorax, sinon que l’existence était façon de mieux ou mal respirer le temps qui file ? Ou, autrement dit, de lutter contre l’intrusion en soi de la mort au point d’avoir l’illusion d’en avoir triomphé, illusion que dissiperont bien sûr les années du grand – ou plutôt du très grand – âge, mais je ne saurais trop dire depuis quand et comment le temps d’apprendre à vivre était insidieusement devenu le temps d’apprendre à mourir. Qu’apprenais-je encore, sinon que les forces de mort qu’il fallait vaincre en soi, se déployaient simultanément dans l’Histoire en train de se faire et mettaient à mal ce que notre jeunesse avait imaginé comme un temps de promesse faite à l’homme par l’homme, comme un accès à un juste bonheur. »
Un pur bonheur de lecture et d’émotion.
Moment d’histoire et manifeste pour le futur.
Christophe DAUPHIN
Georges-Emmanuel CLANCIER : Le temps d’apprendre à vivre, Mémoires 1935-1947, 560 pages, 24 €, Albin Michel, 2016.