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Jacques LACARRIÈRE, « PASSEUR POUR NOTRE TEMPS »

Avoir lu et rencontré Jacques Lacarrière, que Claude Lévi-Strauss tenait justement pour l’un des meilleurs écrivains et penseurs de notre temps, n’est pas anodin. C’est ce dont témoigne Florence M.-Forsythe dans un livre qui vient de paraître et fera date à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition du poète et judicieusement intitulé : Jacques Lacarrière, passeur pour notre temps.

Rappelons que le même éditeur a fait paraître, en janvier 2015, Ce bel et vivace aujourd’hui, un livre inédit au sein duquel Jacques Lacarrière se livre à un inventaire poétique et fort singulier du quotidien : « Qu’au moins notre présent nous appartienne, et qu’il retienne en lui le temps fertile de la vie qui donne à l’éphémère comme un goût d’immortalité ».

Jacques Lacarrière était tout à la fois écrivain, voyageur, traducteur, critique, essayiste, explorateur des sciences humaines, spécialiste incomparable (ce que ne lui pardonnait pas certains beaux esprits ennuyeux de l’université) de la Grèce et du Moyen-Orient ; il n’a cessé de nous rapprocher des grands hommes et civilisations du passé (Hérodote, Sophocle, les poètes de la Grèce antique et moderne, ou encore les Gnostiques). Il n’est donc pas aisé de l’aborder sous toutes ses coutures. Cela explique sans doute l’absence, jusqu’à ce jour, de travail critique ou de présentation générale. L’œuvre est d’une grande diversité. Elle est complexe et d’une haute érudition ; une érudition, toutefois, qui n’était jamais sèche, de laboratoire, mais toujours émotionnelle et vivante. Florence M.-Forsythe a relevé le défi avec humilité. Liant parcours biographique et essai, elle nous entraîne en quatre parties (la quatrième nous offre des inédits) et onze chapitres, dans le labyrinthe du Merveilleux de l’œuvre de Jacques Lacarrière, sans jamais oublier de restituer l’homme, son érudition, nous l’avons dit, mais aussi sa générosité, son humour, son sens du hasard objectif et cette attention, cette curiosité constante envers tout ce qui l’entoure.

Passeur de mémoire, Jacques Lacarrière le fut tout autant de paysages, de senteurs et de poésie toujours. N’a-t-il pas écrit dans Sourates (1982) : La vie et l’écriture. L’amour et l’écriture. L’ailleurs et l’écriture. – Pas d’ambition. Pas de concessions. Peu d’argent. Beaucoup d’amour. Beaucoup d’amis. Pas de calculs.- Refus des gloires enviées. Des itinéraires préparés. Des chemins publics. Des compromissions. Des institutions.- Écrire seulement pour être. Pour s’engager. Vers les autres. Avec les autres. Écrire pour dériver de l’homme ancien. Écrire pour dériver vers l’homme à naître. Rien d’autre.

À l’instar de Jacques Lacarrière écrivant le Dictionnaire amoureux de la Grèce (2001), puis, celui de la Mythologie (2006); Florence M.-Forsythe nous donne à son tour et c’est autant heureux que mérité : le « dictionnaire » amoureux de Jacques Lacarrière.

Poète, romancier, essayiste, traducteur, marcheur, conteur infatigable ; Jacques Lacarrière est un aventurier de l’esprit et l’un des meilleurs connaisseurs du monde antique et de la Méditerranée. Il a redécouvert la Grèce au cœur de notre civilisation et réuni sous ses pas la littérature et l’âme des peuples. Depuis son premier voyage en Grèce, il n’a jamais cessé de parcourir les chemins, mettant ses pas dans ceux des Anciens, et ouvrant librement les portes de notre imaginaire. Ce marcheur et voyageur invétéré (« Ma philosophie, c’est le contraire de celle de l’escargot : ne jamais emporter sa demeure avec soi, mais au besoin apprendre à habiter celle des autres qui peuvent aussi habiter la vôtre ») n’a pas seulement marqué notre époque par la redécouverte de la Grèce avant que la mode du tourisme ne l’atteigne, mais il a imposé la marche et l’esprit de liberté qui en découle, comme un Art de vivre.

En même temps que le récit d’un cheminement personnel, à travers ses poèmes, ses romans, ses récits, ses essais, ses chroniques de voyage offrent l’occasion de rencontres exceptionnelles (comme celles des moines du Mont Athos) et d’une réflexion pour une civilisation qui, interrogeant ses mythes, part à la recherche d’elle-même.

Jacques Lacarrière, poète de la poésie vécue, était un homme simple, généreux et authentique : « Je me suis souvent intéressé aux marginaux et ce depuis toujours. Parce que je suis totalement rebelle aux systèmes institutionnalisés. J’ai toujours pensé qu’il fallait trouver soi-même ses chemins hors des guides. Cela m’agace beaucoup quand des lecteurs me disent qu’ils souhaitent suivre les mêmes chemins que moi. »

L’existence de Jacques Lacarrière est très vite marquée par deux passions : l’errance, qui vise à « s’enraciner dans l’éphémère », et l’écriture qui transmet cet éphémère à travers le temps. Il découvre la Grèce en 1947 à l’âge de vingt-deux ans (« L’essentiel de ce que j’appris au cours de mon premier voyage, c’est que la Grèce existait toujours. Il y avait bien ici ou là des ruines, mais il y avait aussi et surtout une terre qui s’appelait encore la Grèce et qui était peuplée de Grecs ») ,avec le Groupe du théâtre antique. En octobre 1950, il découvre le mont Athos. Il y fait l’épreuve de la solitude monastique et de la spiritualité orthodoxe. Pendant ses séjours, il tient un journal illustré de dessins, de poèmes et de photographies. Mont Athos, montagne sainte (1954), offre une large place à l’image. Il publie en 1957 une traduction d’Hérodote, qu’il compare souvent à Henri Michaux, établissant ainsi un pont entre l’Antiquité et le monde contemporain.

En 1960, son essai sur Sophocle manifeste le souci d’une formulation simple, capable de communiquer les mystères de l’univers, et pose des questions exigeantes : « Qu’est-ce qu’une vie d’homme pour les biographes antiques ? Avant tout, une suite de rapports – bons ou mauvais – avec les dieux. » Avec Jean Vilar, il atteint le public du théâtre populaire et du festival d’Avignon, celui des ouvriers de Billancourt auxquels il présente Antigone de Sophocle. C’est au mont Athos, que cet intellectuel libertaire découvre son intérêt pour les itinéraires mystiques. « L’engagement antisocial et la quête utopique » des ermites du désert le fascinent et font l’objet d’un essai, Les Hommes ivres de Dieu (1961). Il étudiera ensuite Les Gnostiques (1973). Son existence se partage entre la France et la Grèce : il voyage en autocar ou à pied, il séjourne à Patmos, « lieu rêvé pour oublier la fin du monde », où il poursuit son journal sans idée de publication : « L’été grec – beaucoup plus que la saison des touristes et des plages – était pour moi synonyme d’engrangement des fruits et des saisons de la mémoire. »

Traducteur de Sophocle comme de Georges Séféris et de nombreux autres poètes et écrivains grecs qui sont également ses amis, Lacarrière est aussi au fait de la démocratie athénienne que des combats contemporains. Il met sa connaissance du grec ancien et moderne au service des écrivains en exil ou emprisonnés, comme le poète Yannis Ritsos. On ne compte plus le nombre de textes qu’il a fait découvrir aux lecteurs français.

En 1976, L’Été grec, son essai le plus connu, un chef-d’œuvre, lui vaut un succès immense. « Lacarrière inventait un genre qui tenait de l’essai, du carnet de route, du poème en prose improvisé au rythme de la marche et du récit libéré de tous les codes formels. Rien ne venait brimer l’élan, l’allégresse, la colère, l’ironie qu’il ressuscitait, page à page, en remettant ses pas d’écriture dans les pas du jeune homme », a écrit André Velter. Dans L’Été grec, Lacarrière nous entraîne dans la Grèce byzantine, à Athos, de monastère en monastère. Puis, en Crète, où le gardien du site antique de Phaestos voit dans ce premier visiteur étranger le signe de la paix retrouvée ; où Antonio, le capitaine du port d’Héraklion, lui sert, au cours d’un dîner, un aigle à la chair coriace. C’est aussi Psara, dont la population entière fut exterminée par les Turcs en 1824, lors de la guerre d’Indépendance, et ses trois cafés, dont un seul possède un réchaud à gaz. Et encore des lieux connus ou inconnus : Mycènes, Épidaure, Patmos, Pirghi, Allonisos ; des femmes : Artémise, Vassilika ou Angéliki ; des poètes, Ritsos, Elytis ou Séféris. Dans L’Été grec, transparaît à chaque page l’amour de la langue, de la culture et de la nature grecques, l’amour des gens et de ces oliviers torturés, « petits vieillards ventripotents, gnomes ricanants, faits à notre mesure ». Lacarrière s’attira malgré lui, des haines tenaces, de la part de certains universitaires, avant tout envieux des succès de ce poète bourlingueur qui, ne possédant pas leurs problèmes, chasse sur leurs terres. « Il n’est de manque véritable que le vide d’un monde privé de poésie », aimait à dire Lacarrière.

Son œuvre poétique a été rassemblée en 2011, sous le titre À l’orée du pays fertile. L’occasion d’accompagner le poète sur plus de cinquante ans de voyage dans l’intimité de sa poésie, une poésie nourrie de paysages, de rencontres et de mythes. « Être, à chaque mot, contemporain du premier homme : Adam des mots » : telle aurait pu être la devise de celui qui partagea sa vie entre son amour de l’écriture et sa passion des civilisations anciennes.

Plus connu pour ses romans et ses récits de voyages, il a toutefois eu un véritable parcours poétique, plus discret mais issu de rencontres déterminantes, parmi lesquelles le Surréalisme avec André Breton, la Négritude avec Aimé Césaire, les grands classiques de la Grèce antique, avec la traduction de Sophocle ou d’Hérodote ou la peinture de Giorgio de Chirico. S’ajoute à cette liste celle des voyages, des traversées : Patmos, l’archipel des Cyclades, le Mont Athos, mais aussi la France, entre campagne et ville. Le tempérament nomade du poète imprime à sa poésie le caractère de l’éphémère, du fugitif. Les figures mythologiques, qu’elles soient argonautes, centaures, néréides ou gorgones, affluent sous la bannière de l’Immémorial Orphée – figure éternelle du poète. La contemplation des paysages, qui offre au langage ses états singuliers, cède devant le récit épique des batailles de l’Aurige, ce conducteur de char dont on retrouva la statue à Delphes. Le cri d’Icare tombant dans la mer résonne comme le cri originel de tout être humain. Cette poésie se situe entre un monde de nature et un monde par-delà la nature, empreint de mythe. De chaque mot, de chaque image, se dégage une sagesse infinie, loin de la contingence des époques, légère comme le nuage et solide comme le minéral. Car les éléments – eau, vent, feu, terre – sont partout présents, seules forces à l’épreuve du temps. Ces poèmes apparaissent donc, selon les termes de l’auteur lui-même, « bucoliques, agraires, forestiers, telluriques, aériens, nébuleux ou céréaliers. » Ils font parvenir jusqu’à nous la voix tout à fait singulière d’un bel esprit, généreux et rêveur.

Installé, avec son épouse Sylvia, depuis de nombreuses années, à Sacy, dans l’Yonne, en région Bourgogne, Jacques Lacarrière est décédé le 17 septembre 2005 à Paris, des suites opératoires d’une intervention orthopédique. Ses cendres ont été dispersées au large de Spetses (Grèce).


César BIRÈNE

Florence M.-FORSYTHE : Jacques Lacarrière, passeur pour notre temps, 256 pages, 18,90 €, (Le Passeur Éditeur).

Jacques LACARRIÈRE : Ce bel et vivace aujourd’hui, 320 pages, 21 €, (Le Passeur Éditeur).

Dossier Jacques LACARRIÈRE & les Poètes grecs (Les Hommes sans Épaules n°40, octobre 2015).

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