Ounsi El Hage est le chef de file de la poésie moderniste arabe, en rupture avec l’esprit comme avec la rime et la rhétorique classiques. Son influence, qui ne s’est pas démentie, est grande sur la nouvelle génération de poètes. J’ai découvert sa poésie avec Sarane Alexandrian, en 1998, lorsque le poète irakien Abdul Kader El-Janabi, qui venait de faire paraître chez Actes Sud (Ounsi El Hage, Éternité volante, Sindbad-Actes Sud, 1998), une anthologie des poèmes, traduits en français, d’Ounsi El Hage, l’adressa au comité de rédaction de la revue Supérieur Inconnu. Notre enthousiasme fut tel, que, publiant dans le numéro 9 (1998), Un enfant dans les rues de Bagdad, de El-Janabi, nous fîmes paraître dans le même numéro, des poèmes d’Ounsi El Hage, extraits de La Messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources, qui, alors inédit en français, n’était autre à nos yeux que le livre de l’Amour fou libanais : Je jure d’être la distance entre je t’aime ! Je t’aime – Je jure de jeter pour toujours mon corps aux lions de ton ennui – Je jure d’être la porte de ta prison ouverte sur la fidélité aux promesses de la nuit – Je jure que la jalousie sera mon antichambre, l’obéissance mon entrée, et la fusion ma résidence – Je jure d’être la proie pour l’ombre… Ce long poème vient à son tour de paraître, toujours chez le même éditeur et dans la même magnifique collection Sindbad : Ounsi El Hage : La Messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources et autres poèmes.
Puis, du 25 au 29 novembre 1998, Sarane Alexandrian fut invité au Liban par l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, pour participer à un « Hommage à Ounsi El Hage » et donner une conférence sur « L’avenir de la poésie moderne » ; un sujet qui innerve également la pensée et l’œuvre d’El Hage, d’autant que Beyrouth est le véritable carrefour de l’édition et le laboratoire de la poésie arabe moderne. Sarane fit un tabac avec sa conférence, comme tout au long de son séjour, ce dont rendirent comptent les journaux An Nahar et Al Hayat, qui en publièrent de larges extraits. Peux-t-on imaginer que des journaux français tels que Le Monde, Libération ou Le Figaro, publient une page entière sur la conférence ou la lecture d’un poète ou encore sur une revue de poésie ? À Beyrouth, la chose est quotidienne. Et, nombreux furent les intellectuels et poètes libanais qui vinrent à la rencontre de Sarane Alexandrian, comme le journaliste Akl Awit, l’essayiste Ali Harb, les poètes Paul Chaoul, Abdo Wazen, Saïd Akl, Joumana Haddad, Tamirace Fakhoury ou Abbas Beydoun ; soit les figures de proue de la poésie libanaise. À dire vrai, sa réputation d’écrivain surréaliste et non-conformiste l’avait largement précédé, ainsi que ses livres dont la plupart étaient accessibles en français ou en arabe dans la capitale libanaise. Parlant de Beyrouth, il me souvient d’une réunion du comité de rédaction de Supérieur Inconnu, durant laquelle certains avaient affirmé péremptoirement que « Beyrouth était une ville de ruines et de poubelles ». Pas du tout, me répondit un Sarane exalté : « C’est une ville blessée par la guerre, dont le souvenir hante encore ses habitants, une ville sortant d’une douloureuse convalescence, et manifestant ici où là, par des bâtiments flambant neuf et des édifices anciens restaurés dans leur style, de sa volonté de retrouver peu à peu sa splendeur d’antan. » Je pus, pour ma part, rencontrer Ounsi El Hage, le 17 décembre 1998, à Paris, lors du Jeudi de l’institut du Monde arabe, qui lui était consacré et dont j’étais l’un des invités avec Sarane Alexandrian. Je pus alors pleinement mesurer ce que Sarane m’avait dit : « Ounsi El Hage, avec son casque de cheveux longs, ses moustaches tombantes, ses yeux doux et pénétrants derrière des lunettes rondes, dégage le rayonnement d’un homme juste, intègre et généreux. À l’aura certaine, la gentillesse et l’intelligence très fines de l’homme, on peut ajouter l’aura et le bel canto du poète, doté d’une classe réelle et naturelle. Je ne l’ai pas oublié.
Fils du journaliste et traducteur Louis El Hage et de Marie Akl, Ounsi El Hage (né à Beyrouth en 1937) a accompli ses études à Beyrouth, au Lycée français, puis au Collège de la Sagesse. Il publie ses premiers poèmes dans la revue Al-Adib (L’homme de lettres), en 1954, alors qu’il est étudiant. El Hage fait son apprentissage dans le journalisme, en 1956, au sein du quotidien Al Hayat. L’année suivante, il rejoint le journal An Nahar, où il devient responsable des pages non politiques, avant de transformer la rubrique culturelle en page culturelle quotidienne. En 1964, il fonde Al Mulhaq, le supplément culturel hebdomadaire du journal An Nahar, qu’il dirigera jusqu’en 1974. Ounsi El Hage y tient la rubrique « Kalimat, Kalimat, Kalimat », soit : « des Mots, des Mots, des Mots », dans laquelle il dévoile la face cachée de la société arabe dans un langage limpide et sans complaisance. Au péril de sa vie, comme en témoigne Abdul Kader El-Janabi, il s’applique à questionner le complexe socio-culturel arabe. C’est ainsi qu’à Tripoli en 1969, lors d’une conférence, il prononce une défense passionnée de la femme et de sa libération nécessaire. Ce qui n’a rien d’étonnant de la part du poète qui a écrit : Je jure de porter mon pays dans ton amour et dans mon pays porter le monde. Toujours est-il qu’Ounsi El Hage est peu de temps après victime d’une tentative d’assassinat. Il ne lâchera pas prise.
En 1957, il contribue avec Youssef Al Khal et Adonis, à la fondation de Shi’r (Poésie). Si l’on considère la revue à la lumière de ses apports, on peut dire sans aucune exagération que la poésie arabe d’aujourd’hui lui est redevable de la plupart de ses mutations, comme l’écrit Abdul Kader El-Janabi (in son anthologie de référence, Le poème arabe moderne, éd. Maisonneuve & Larose, 1999) : « Elle est la première revue arabe moderne à consacrer un large espace aux poètes étrangers. Elle invite ses lecteurs à appréhender enfin la modernité contemporaine des expériences poétiques occidentales. Elle recommande la lecture d’Apollinaire, Breton, Artaud, Saint-John Perse, Reverdy, Eliot, Cummings, Bonnefoy, Char et bien d’autres. Souvent accompagnées d’amples et profonds articles biographiques, ses traductions, malgré certaines faiblesses, jouèrent un rôle considérable dans le renouvellement de l’inspiration poétique et eurent un grand retentissement auprès de la jeunesse. La découverte de l’image arbitraire connut une fortune nouvelle parmi les poètes arabes. » À dire vrai, Shi’r a sur le Moyen-Orient, l’importance qu’aura en son temps, pour le Maghreb, la revue Souffles (créée en 1966), qui fut un carrefour de création et de réflexion pour les nouvelles générations marocaines et maghrébines, avides de libérer leurs pays, de leur restituer une identité. On le sait, la revue fut interdite en 1972 par l’autocratie royale. Son directeur, notre ami Abdellatif Laâbi, fut alors arrêté, torturé, condamné à dix ans de prison et mis sous les verrous d’Hassan II, « notre ami le roi », comme l’a appelé ironiquement Gilles Perrault. Au sein de Shi’r, Ounsi El Hage traduit et publie notamment, André Breton et Antonin Artaud. Il fait également figure de critique incisif et décapant. « Le plus dur et le plus pur d’entre nous », rapporte Adonis. Véritable laboratoire d’expérimentation et de réflexion ; poste d’observation de la production poétique dans le monde, Shi’r exalte la liberté de création et de pensée ; encourage les démarches les plus novatrices et donne à lire des traductions de la poésie européenne et américaine.
En 1960, El Hage publie son premier livre de poèmes, Lan, qui est également le premier livre de poèmes en prose de la langue arabe, aux éditions Shi’r : Je te cherche, où es-tu ô jouissance de la malédiction ! Ta descendance est corrompue, tes empreintes sont des ciseleurs. Le sommeil me livre et point de barrière au sommeil, alors j’ébauche sur le lit une tactique : j’ouvre une fenêtre et je m’envole, je me cache sous ma femme – Je m’impressionne !... – Et je m’enflamme !... Ainsi, « au moment où les poètes arabes de l’après-guerre s’évertuaient à transformer la prosodie classique pour l’accorder au nouveau discours idéologique des indépendances nationales, renforçant ainsi le statu quo de leurs vaines querelles autour de questions formelles, il ne s’en trouva qu’un pour établir une rupture réelle avec les instances de la versification ancienne : Ounsi El Hage lança son premier recueil, Lan, tel un pavé dans la mare des lettres arabes. Dès 1960, il proclamait que la poésie devait éveiller ses propres ombres à la lumière et non plus ronronner dans le giron des règles éculées. Tournant le dos à la rhétorique qui caractérise si fortement la littérature arabe, il livra la langue à toutes sortes d’expériences et d’expérimentations, mit à sac la syntaxe et démasqua l’éloquence derrière laquelle se cachait la vérité de l’oppression », écrit Abdul Kader El-Janabi. Le livre, qui a fait du poème arabe en prose le libérateur de la poésie, est une révolution dans l’histoire de la poésie arabe et El Hage n’y va pas avec le dos de la cuiller, y compris dans sa préface, où il écrit : « Mille ans de pression, mille ans et nous sommes des esclaves ignorants et superficiels. Pour trouver un salut, courons faire sauter ce barrage… Il y a entre le lecteur rétrograde et le poète rétrograde une alliance de destin. » El Hage lance un appel aux poètes pour « faire éclater ces mille années… Détruire, détruire, détruire, provoquer le scandale la colère et la haine… Ils s’exposeront peut-être à une tentative d’assassinat, mais au moins ils diront leur vérité sur ces caravanes qui vivent seulement pour hériter de la dégénérescence, et les voilà aujourd’hui avec l’ambition de la faire trôner. » Dans ses poèmes, El Hage met à sac la syntaxe traditionnelle et démasque l’éloquence gratuite et sirupeuse, pour mieux débusquer la vérité et démasquer l’oppression : Mon corps est devenu argile et j’ai descendu mes vallées – Mon langage est devenu cire et j’ai allumé mon langage – Et je fus l’amour.
Shi’r et El Hage trouvèrent des partisans, mais furent bien évidemment la cible de tous les conservateurs et autres obscurantistes, qui les accusèrent d’avoir comme objectif principal de détruire l’héritage culturel arabe (le turâth) et de répandre l’anarchie et la négation. Après Lan (1960), suivront, en poésie : La Tête coupée (1963), Le passé des jours à venir (1965), Qu’as-tu fait de l’or qu’as tu fait de la rose (1970), La Messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources (1975) et Le Banquet (1994). Je n’ai pas eu le plaisir et la possibilité de lire tous ces livres, mais je gage que Ounsi n’écrit jamais pour écrire, c’est-à-dire gratuitement, mais seulement sous l’impératif de l’émotion et du vécu, comme tout vrai et authentique poète. El Hage est également l’auteur d’un important volume d’essais en trois volumes : Des mots, des mots, des mots, et d’un livre de réflexions philosophiques et d’aphorismes en deux volumes : Khawatem (Anneaux). L’engagement d’Ounsi El Hage, poète-citoyen libanais et universel, est avant tout humain, éthique, et s’inscrit dans la dénonciation individuelle et souvent solitaire de l’injustice, qui dénie toute aspiration à la liberté et à la création. Ainsi, le Liban, son pauvre pays déchiré par des forces ténébreuses, apparaît tour à tour dans son œuvre comme un cauchemar ou un paradis perdu. Ils ont haï une nation parce qu’elle souriait – alors elle s’est mise à rire – Ils l’ont tuée parce qu’elle riait – alors elle s’est mise à danser. – Ils l’ont déchirée parce qu’elle dansait. – Ses yeux alors se mirent à regorger de promesses et ses fenêtres rayonnèrent. – Ils ont séparé sa main droite de sa main gauche – parce que ses mains sont le cœur du monde. – Se taire est pire que parler et parler est pire que se taire. Mais viens, installons-nous entre les pires, là-bas à l’horizon du regard et sous les étoiles du désir, écrit magistralement Ounsi El Hage, dans son poignant poème, « Au bord de mon abîme », datant de 1994.
Rappelons que, pays multiconfessionnel (le pays a historiquement servi de refuge pour un grand nombre de communautés ; il en existe officiellement dix-sept, et chacune a un droit privé spécifique) et longtemps considéré comme un pont entre le monde arabe et le monde occidental, le Liban fut en proie de 1975 à 1990, à une guerre civile des plus atroces, aux dimensions régionales, dans laquelle s’affrontèrent la résistance palestinienne, les troupes syriennes, israéliennes et libanaises, ainsi que les phalanges de tous bords. On estime le nombre des victimes entre 150.000 et 230.000 personnes. Depuis, la paix est des plus fragiles et demeure perpétuellement sur le fil du rasoir. Les tensions accumulées peuvent à tout moment plonger le pays dans le chaos. N’est-ce pas étrange que je m’attriste encore, mon Liban ? Je n’avais pas imaginé, après l’incendie de Dieu, que je me nourrirais autrement que de haine. Or, je suis toujours comme la mer dépendante de la Lune, la Lune dépendante du Soleil, le Soleil dépendant de la nuit et la nuit dépendante du message de tes yeux, écrit El Hage ; car, bien que n’ignorant et ne masquant rien des abîmes, sa poésie est solaire et éminemment sensuelle : Toi l’assoiffée – tu es la source – et les sources sont tes lèvres. La poésie d’El Hage est une poésie de l’amour, un monde « d’envoû-teurs envoûtés » ; un monde « où l’on nage dans le magnétisme des passions » et alors : « le déchirement du massacre disparaît en ta présence et ma douleur devant l’assassiné se métamorphose par toi en résurrection. »
Poète de l’extase, de l’amour et de la femme El Hage ? Assurément, et l’un des plus grands de notre temps, comme l’affirme Sarane Alexandrian : « Parce qu’il délivre le langage des entraves de la rhétorique et du dogmatisme rationnel, et parce qu’il exalte la fonction métaphysique de la femme, Ounsi El Hage m’apparaît comme un libérateur de la poésie et un libérateur de l’amour. » Sarane ira jusqu’à écrire (in Supérieur Inconnu n°13, 1999) : « Ounsi El Hage est pourrait-on dire, le Paul Éluard de la poésie arabe ; mais le Paul Éluard de la meilleure période, celle de Capitale de la douleur et de La Rose publique, avec en plus un éclat spécifiquement oriental. » Dans ses poèmes, comme le précise El Janabi, El Hage arrache l’amour à la gangue sentimentale où la tradition poétique arabe le confine, pour montrer la femme, présence incontournable dans sa poésie, réelle, vivante et rédemptrice : Je suis né parce que tu es l’eau des roches fermées. Pour El Hage, chaque poème est le « commencement de la poésie », aussi, chaque amour est-il : « le commencement du ciel ». Parallèlement à son travail permanent de rédacteur en chef du journal An Nahar, de 1992 jusqu’en 2003, notre poète a été le rédacteur de plusieurs revues, dont Al Hasna en 1966 et du Nahar arabe et international, entre 1977 et 1989. Dès 1963, il a traduit en arabe plus de dix pièces de théâtre de Shakespeare, Ionesco, Arrabal, Camus et Brecht ; des pièces qui ont été jouées au prestigieux Festival de Baalbek. Marié à Layla, depuis 1957, il est père de deux enfants : Nada (qui est journaliste et poète comme son père) et Louis. Ses poèmes sont traduits en français, en anglais, en allemand, en italien, en espagnol, en portugais, en arménien et en finnois.
Christophe DAUPHIN
Ounsi EL HAGE : La Messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources et autres poèmes, traduits de l’arabe par Abdul Kader El Janabi et Marie-Thérèse Huerta (Sindbad-Actes Sud, 2015).
Ounsi EL HAGE : Éternité volante. Anthologie poétique établie, traduite de l’arabe et présentée par Abdul Kader El Janabi (Sindbad-Actes Sud, 1998)